vendredi 22 août 2008



LES VOYAGES OUTRE-MER DU CURÉ CORBEIL

(III)

La croisière de 1925 (première partie)


Buste d’Eugène Corbeil, hommage de ses paroissiens et de ses paroissiennes, installé en face du presbytère de la rue Saint-Joseph, à La Tuque, en Haute-Mauricie.
Photo : Micheline Roy, 2008.

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Latuquois et Latuquoises de l’époque ont pu en connaître davantage sur le second voyage d’Eugène Corbeil à l’étranger car, le 10 mai, il fit l’objet d’une conférence prononcée par leur pasteur.

Parti de New-York le 18 janvier 1925, à bord du Providence, le curé aperçoit les Açores six joiurs plus tard. Son itinéraire va s’étendre de Madère à la Palestine, incluant des escales du pourtour de la Méditerranée. Il décrit dans sa causerie les paysages accidentés de Madère et sa végétation luxuriante, la majesté du Roc de Gibraltar, le mistral soufflant à Marseille, l’aridité des terres d’Algérie, la magnificence des églises et des monuments d’Italie., les lieux chargés d’émotion des terres de Palestine, les charmes du Moyen-Orient, les ruines de la Grèce, le doux climat et les fleurs de la Côte d’Azur. Il poussera une pointe jusqu’à Paris et visitera des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, entre autres Verdun. Le retour en Amérique s’effectua le 8 avril.

Au cours de « ce grand voyage à travers les vieux pays », Corbeil était accompagné de deux amis de La Tuque, les frères Henri et Philias Pagé.

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Madame Diane Trottier a eu l’amabilité de me photocopier la transcription de la causerie, dactylographiés sur 15 feuillets de format juridique. Elle a utilisé l’exemplaire conservé dans les archives de la Société historique de La Tuque et du Haut-Saint-Maurice. Le texte a été révisé pour sa publication ici : établissement des toponymes, ponctuation, correction de certaines coquilles et fautes d’accord. Je présente la causerie dans son intégrité, par unités de narration.

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CAUSERIE - CONCERT

par

M. LE CURÉ EUGÈNE CORBEIL SUR SON VOYAGE EN EUROPE…

10 mai 1925

À bord du Providence

« Je ne vous cacherai pas l'embarras où je me trouve devant l'obligation que j'ai assumée de vous faire une causerie sur les choses que j'ai vues et les impressions que j'ai recueillies dans ce grand voyage à travers les vieux pays. Ce n'est pas que le sujet soit très limité, il est au contraire très vaste et, j'en suis sûr, très intéressant, mais je me sens bien inférieur à la tâche et c'est pourquoi je réclame de votre sympathie, si souvent manifestée, la plus grande indulgence.

Je vais donc essayer de refaire, avec vous et pour vous, ce charmant voyage et, grâce à cette belle et utile faculté que le bon Dieu nous a donnée, notre imagination. »

« Nous embarquons sur le joli paquebot si bien nommé "La [sic] Providence" de la compagnie Fabre, ligne française, dont le bureau principal est à Marseille. Et d'abord, avant de monter à bord, saluons avec respect et fierté le drapeau français qui se balance à l'arrière du bateau. Regardons avec satisfaction ces charmants matelots français, si agiles, si complaisants, si polis et si courtois, avec une émotion profonde dans ce grand centre saxon qu'est la grande ville de New-York, résonner comme une fanfare le beau verbe français. On nous a dit souvent que la langue française est de toutes les langues, la plus claire, la plus parfaite, la plus belle, la plus harmonieuse, la plus polie, mais pour sentir combien c'est vrai, il faut l'entendre sur les quais de la rivière Hudson, dans la grande métropole américaine.

Et maintenant, mesdames et messieurs, tous à bord et faisons l'inspection du bateau sur lequel nous allons vivre pendant 35 jours. C'est un beau bateau de 16000 tonnes, pouvant recevoir environ 1000 passagers, dont 250 [en] première classe. Trois étages ou trois ponts, pour parler en marin, sont réservés aux passagers de première classe. Les cabines sont toutes très confortables, avec une gradation dans le confort, qui va de la suite d'appartements à la cabine de luxe et à la cabine simplement confortable. Il y a deux salons intérieurs, richement meublés; un salon pour prendre, à l'abri du vent, des bains de soleil, puis, tout à fait à l'arrière du bateau, un grand fumoir où un radio nous tient en communication avec tous les grands artistes du monde. Une grande salle à dîner pouvant accommoder 200 personnes se trouve au troisième pont et, pour y arriver, nous descendons par un large escalier d'honneur. C'est là que nous exerçons notre gourmandise. »

Le PROVIDENCE, paquebot de la Compagnie Fabre.
Lancé le 3 août 1914, le « vapeur à passagers » ne fut
mis en service qu’en 1920.

« Maintenant que nous connaissons les lieux, faisons connaissance avec les passagers qui seront bientôt de bons et charmants compagnons de voyage ou, pour mieux dire, des amis. Le groupe qui fait la croisière est composé de charmantes gens; il y a des industriels, des commerçants qui font le voyage pour se reposer de plusieurs années de durs labeurs, il y a des banquiers, des médecins, qui eux aussi, cherchent le repos, en fuyant les occupations épuisantes, puis il y a des millionnaires qui se rendent à leur villa d'hiver à Madère, à Palerme, au Caire ou à Messine, pour y passer la saison qui commence. Tous voyagent en famille. C'est donc un milieu très intéressant et très sympathique.

Mes deux compagnons et moi sommes les seuls Canadiens français du groupe. Pendant les premiers jours, la mer est très agitée, le temps est gris et froid, il y a du tangage et du roulis. On a attaché au plancher toutes les chaises et les tables. Un grand nombre de personnes sont malades. Philéas Pagé est du nombre des souffrants et, pendant quatre jours, il vit dans la solitude de sa chambre, suivant de lui-même le développement du mal de mer. Henri Pagé et moi réagissons convenablement. »

Henri Pagé. Le compagnon de voyage de Corbeil était à l’emploi
de la Brown Corporation, une filiale canadienne de la Brown Company, établie alors à Berlin, au New Hampshire. Dans ses mémoires, Max Comtois le présente comme le « gérant local » - en fait le surintendant - de la compagnie à Windigo, un important dépôt établi sur la Saint-Maurice (http://drcomtois.situs.qc.ca/parent.html).
Homme jovial, cordial, il entretenait des rapports cordiaux avec Corbeil. Sa nièce, madame Alice Lamothe Lilley, m’a prêté quelques photos prises par Pagé lors de cette croisière, dont celle-ci, sans doute prise à Windigo.

« Nous en profitons pour faire connaissance plus complètement avec quelques-uns de nos compagnons de voyage et pour causer avec eux. Permettez-moi de vous faire part de ces conversations, c'est je crois, le meilleur moyen de vous faire connaître ceux qui m'ont le plus intéressé.

Je reçois les confidences d'un riche Américain, plusieurs fois millionnaire, qui me raconte ses inquiétudes de conscience; nous parlons religion et sacrement et il me demande de lui expliquer la doctrine catholique sur le dogme du purgatoire. Il s'appelle H. Laughlin, c'est un vieil Irlandais protestant qui a au fond de son coeur la nostalgie de l'Église catholique, vers laquelle il se sent puissamment attiré et à laquelle appartenaient sans doute ses ancêtres.

Il me confie qu'il a adopté 17 orphelins de la guerre, qui sont instruits par des religieuses en France. Il fait beaucoup d'aumônes aux institutions catholiques. C'est un excellent homme, mais bien malade. Je suis bien touché de ses attentions envers moi. Je fais aussi connaissance du Dr Cayrolle, le docteur du bord, c'est un type méridional, intéressant, sympathique et bon joueur de bridge. Il a fait la guerre entière comme chirurgien, il y a perdu ses deux frères officiers, d'autres parents et plusieurs amis intimes. Il ne faut pas lui parler des Allemands !

Un courtier de New-York, M. Hocktader, m'appelle un jour pour juger un débat entre un ingénieur de la Californie et quelques Américains de Philadelphie qui discutent de l'opportunité de cultiver plus spécialement l'imagination de l'enfant. Les gens de Philadelphie prétendent que l'imagination constitue une infériorité funeste qu'il faut annihiler en développant une faculté parallèle qui est l'initiative. Mon Américain de la Californie a tôt fait de démolir ce raisonnement et montre que l'imagination est la faculté essentielle qui fait les grands hommes; qu'il faut, il est vrai, la diriger, mais en la développant et en lui donnant pour compagne inséparable, une intelligence cultivée. J'abonde en ce sens et je le félicite de sa brillante argumentation. Puis, nous causons un peu plus intimement. Il me dit son admiration pour l'Église catholique, spécialement pour la doctrine de l'infaillibilité si nécessaire au monde. Il parle avec enthousiasme des sept sacrements qui répondent si admirablement à tous les appels de l'âme inquiète et malade qui veut être rassurée, consolée et guérie. Ce monsieur parle en catholique instruit et fervent, mais il me confesse qu'il n'est pas encore catholique. Je lui demande s'il est protestant et à quelle secte il appartient, il sourit mais ne réponds pas et s'éloigne en exprimant le désir de causer encore.

J’ai aussi l’occasion de causer longuement avec un médecin juif, jeune encore, et qui est un des chirurgiens du grand hôpital juif de New-York. C’est un homme charmant, très sympathique, qui devient pour nous un véritable ami. Il voyage avec sa vieille mère, qu’il entoure d’affection et d’attentions. Il est le plus jeune des chirurgiens de l’hôpital et ne peut prendre ses vacances à une autre époque que celle-ci, vu la priorité pour le choix des médecins plus âgés. Il en profite pour faire un voyage d’études sur la question très épineuse du rétablissement du royaume juif à Jérusalem. Il me confie qu’il fait ce voyage à la demande de plusieurs Juifs de New-York, qui veulent savoir comment les choses se passent. Personnellement il est contre ce mouvement et ne croit pas à son succès. En tout cas, il ne le désire pas. Il le qualifie de stupide et dangereux. Il me dit que la jeune génération juive américaine n’a plus la foi d’autrefois. Elle se fait plutôt une religion mitigée et surtout elle désire s’assimiler au pays où elle est née et où elle a grandi en jouissant de la meilleure des libertés. C’est un homme très intelligent et très intéressant.

Un autre type bien représentatif de sa race, et surtout bien attachant, est le Dr Curin, spécialiste pour les yeux, attaché lui aussi à un grand hôpital de New-York. C’est le type irlandais, à l’imagination vive, au cœur sur la main, boute-en-train merveilleux et trouvant toujours les mots qui font image pour peindre un caractère curieux, par exemple, s’informant auprès d’Henri Pagé de la santé de son voisin de table, un excellent commerçant de pommes de la Californie. M. Simpson, un grand naïf qui voyageait avec sa femme pour la première fois après fortune faite. Il l’appelait tout bonnement « Apple Sauce ». Le mot fit fortune parce qu’il peignait parfaitement le nouveau riche. Le Dr Curin fut, tout le long de notre voyage, notre inséparable compagnon. Sa jeune dame, une Anglaise convertie, élevée à Paris, est aussi charmante que distinguée et instruite.

J’ai aussi causé quelques fois avec un ministre protestant, le Rév. M. Gould. Il est le chef d’une nouvelle église fondée par un Suédois et qui compte encore peu de fidèles. Il rédige un magazine religieux qui propose cette nouvelle religion aux Américains et qui s’appelle « The New Church Magazine ». Il enseigne qu’il n’y a qu’un seul Dieu et une seule personne divine. Il admet deux sacrements, le baptême et l’eucharistie, qui n’est d’ailleurs qu’un symbole. À part son ministère, qui paraît être surtout pour lui une question de piastres et de vie facile, c’est un homme charmant. Il est né à Montréal, et il a fait ses études [à] McGill, puis a accepté la mission d’introduire aux États-Unis cette nouvelle religion. Il a comme assistant son beau-frère. Il allait à Jérusalem pour étudier sur les lieux certains points d’histoire religieux, et cela, à la demande de ses ouailles.

Il y a sans doute beaucoup d’autres types bien intéressants et dont la compagnie nous a été agréable, mais il est trop long d’esquisser ici leur silhouette. D’ailleurs, [le] Providence a filé depuis que nous sommes embarqués, la température se fait plus douce et plus calme. Les malades quittent leurs cabines et envahissent le pont. L’organisateur de la croisière en profite pour organiser un « bridge » où je conquiers le titre de « champion » Puis on organise d’autres concours sur le pont, courses, jeux particuliers aux marins. Le temps passe très vite et c’est ainsi que vers la fin de l’après-midi, le 16 janvier, après 6 jours de navigation, nous apercevons la première des iles Açores, que domine le fameux Pic de Pico. »

[À suivre]


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