samedi 3 janvier 2009

LES VOYAGES OUTRE-MER DU CURÉ CORBEIL
(XX)
La croisière de 1925
* * * * *
Causerie du 10 mai 1925 (Dix-septième et dernière tranche)
L’EUROPE

* * *

LES CHAMPS DE BATAILLE

Eugène Corbeil posant devant le mémorial de Verdun.
Photo aimablement fournie par Alice Lamothe Lilley.


« J’y ai vu les champs de bataille, j’en ai fait la visite et c’est peut-être la chose qui m’ait [sic] le plus ému : les champs de bataille tels qu’ils ont été laissés, le jour de l’armistice. Les champs de bataille où l’on a comblé toutes les tranchées pour en faire des champs de culture. Je suis plutôt impuissant pour décrire tout cela.
La France a reconstruit ses usines qui sont maintenant en pleine production, mais il faudra des années et des années pour faire disparaître de son sol les ruines accumulées par les barbares, par ces Allemands.
J’ai vu Reims où se trouvait le plus beau monument élevé à la gloire de l’idée divine; je l’ai vu mutilé; les obus ont tout massacré; les verrières furent en partie détruites; le feu a fait de terribles désastres. Jamais on ne reverra la cathédrale de Reims de ce qu’elle était. »
REIMS. La cathédrale abîmée. Carte rapportée par Corbeil.

VERDUN

« Je suis allé à Verdun : après avoir vu Verdun, je n’avais plus besoin de voir d’autre[s] chose[s]. C’est là que les Français ont vécu pendant dix-huit mois sous les obus, alors qu’ils en recevaient des centaines par jour, pour repousser l’invasion allemande. Verdun qui n’a été qu’un champ de bataille; au lieu d’avoir la charrue pour labourer les champs, ils avaient des précipices accumulés par les bombardements. Au milieu de tout cela, des centaines de cimetières contenant des milliers de cadavres.
Pendant dix-huit mois, on s’est battu, sans un moment d’arrêt, à Verdun. J’ai vu un endroit où étaient amoncelés [sic] 150,000 trous d’obus tirés en une semaine. C’est là que sont tombés, pour la défense de la patrie, 400,000 Français et 600,000 Allemands pendant dix-huit mois.
J’ai vu à Verdun le fameux fort de Vaux, qui a été le sujet d’un des plus beaux livres de l’écrivain Henri Bordeaux; je suis descendu dans les caves du fort. J’ai vu le souterrain par où les Allemands pénétrèrent, et, dans ce fort de Vaux, on s’est battu pendant des mois avec des torpilles, essayant de gagner du terrain, pied par pied. J’ai vu l’endroit où l’aumônier disait la messe, quelque chose d’environ 4 pieds de large par 7 ou 8 pieds de haut; j’ai également vu l’endroit où l’officier français a rendu le fort aux Allemands. Ils étaient encore 30 soldats valides; 155 blessés gémissaient et demandaient à boire. Dix-huit soldats laissèrent le fort pour aller chercher de l’eau pour ces malheureux, mais trois seulement revinrent avec un peu d’eau. Conséquemment, l’officier, voyant son impuissance, dut rendre le fort. ' Vous êtes des braves ', leur dit alors le commandant boche. »
Corbeil et les frères Pagé au fort de Vaux.
Photo aimablement fournie par Alice Lamothe Lilley.

« J’ai vu la suite des cimetières; le souvenir des morts paraît bien gardé ; on ne cesse de poser des couronnes de fleurs près des croix; et, sur un tertre, flotte toujours le drapeau français. J’ai vu l’endroit où 300 soldats furent enterrés vivants dans leurs tranchées. Il ne restait pour dire qu’ils étaient là que la pointe de leurs baïllonnettes [sic]. J’ai également vu quelque chose de bien triste et de bien lamentable; c’est l’Ossuaire. Cet ossuaire est composé de boîtes de bois, où sont enfermés les membres des soldats, ramassés sur le champ de bataille après la signature de la paix, c’est un bras, une jambe… Sur chacune de ces boîtes, on peut lire l’inscription suivante : ‘ Ossements ramassés à tel endroit à cette date du … Parents et amis, si vous pouvez savoir sur quel secteur était le père, le fils, l’ami que vous pleurez, s’ils étaient là, à cette date, ses ossements sont dans cette boîte.’
Si les plénipotentiaires, au lieu de discuter inutilement les clauses de la paix, venaient sur les champs de bataille, se rendaient à Verdun, près de ces cimetières, c’est alors qu’ils comprendraient combien profondes sont les blessures dont souffre la France et combien justes sont ses récriminations.
J’ai vu et essayé de comprendre ce que ça pouvait être de vivre comme des loups au fond des tanières, toujours dans l’humidité et sans lumière, de se coucher là, pour se reposer un peu et de se jeter dans un enfer où la mort planait de tous les côtés.
Cet héroïsme, on ne s’en rend compte que lorsqu’on voit les fils barbelés passés à travers les montagnes et au milieu desquels vivaient des centaines de soldats. Un peuple qui sait faire de tels sacrifices pour se défendre est un peuple qui a encore un grand rôle à remplir sur terre.
Un grand écrivain, René Bazin, dans un discours qu’il faisait à un banquier, René Bazin, l’ami des Canadiens, parlant de la France, de ses difficultés, de ses épreuves actuelles, disait : ‘ Il faut espérer quand même, parce que la France est nécessaire au monde. Elle est nécessaire au monde parce que Dieu a voulu qu’il y ait au monde un peuple qui soit toujours le défenseur du faible et de l’opprimé.’
La France est restée toujours l’âme généreuse, la patrie généreuse, le peuple généreux qui donne toujours le grand spectacle de l’égoïsme au monde entier et Dieu n’a pas préparé d’autres peuples pour prendre la place de la France.
Son œuvre est d’apostolat; Dieu veut que la France continue son œuvre et c’est pourquoi je crois que la France reprendra sa place parmi les nations.
C’est pourquoi je vous disais : ‘On revient plus amoureux de la France, plus convaincu de l’avenir de ce peuple; se glorifiant d’être français moi-même. Fils aînés de la France, nous sommes contents de l’être et tout à l’heure, ce sentiment était exprimé plus éloquemment dans ce chant ‘Vive la canadienne’. »
Corbeil et les frères Pagé à Verdun, au mémorial.
Photo aimablement fournie par Alice Lamothe Lilley.

« Nous pouvons aimer les Canadiens parce qu’ils sont français, canadiens-français d’Amérique. »
(F I N)

* * *
Curieusement, Corbeil ne parle pas de son séjour en Belgique à ses ouailles. Il faut lire ces deux cartes postales expédiées à Éliane Bergeron pour l’apprendre. Nul doute que les lettres expédiées à La Tuque pendant son voyage nous donnerait davantage de détails sur ses allées et venues en Europe.
* * *


[À Éliane Bergeron]

Paris, 24 mars 1925

Ma chère Éliane,
Je reçois ta lettre, celle de Sr Supérieure et d’Yvette et les voeux des enfants.Merci à tous ! J’étais très heureux de toutes ces bonnes nouvelles. – J’arrivais de Belgique où j’ai passé cinq jours très heureux et très intéressants. J‘ai vu Bruxelles, Louvain, Anvers et Malines. – J’ai aussi visité les campagnes. J’aime beaucoup la Belgique et le peuple belge que je ne connaissais pas. Je crois que les Belges […]
[La suite manque.]


Melle E. Bergeron
La Tuque
Co. Champlain
P.Q.
Canada

Reims, 27 mars 1925

La visite des champs de batailles fait renaître toutes les indignations contre la barbarie boche. Mais en même temps, notre admiration grandit pour cette France qui a su, par ses propres moyens, par son seul courage, refaire en grande partie ce qui avait été détruit de fond en comble.
Bons souvenirs.
Eug. C.


Paris, le 31 mars 1925
Ma chère enfant. –
Malgré le grand désir de vous revoir tous à Pâques, j’ai dû retarder mon retour parce que je n’ai pu trouver les accommodements désirés sur les bateaux en partance et aussi parce que je ferai un bien bon emploi de ces derniers jours à Paris. J’y ai fait** de bons amis qui me proposent plusieurs jolies excursions dans les environs. – C’est ainsi que je suis invite à aller assister à une chasse à cour[re], dans une forêt célèbre, à 50 milles de Paris. J’irai donc les 2, 3, 4 avril.

** On notera l’anglicisme : « ai fait des amis »…

Mon compagnon vient de m’apporter ta dernière lettre et celle de Sr. Supérieure. – Oh ! les bonnes lettres. – Comme ça fait plaisir. Je partirai donc le 8 avril sur «La France» [sic], un des plus beaux bateaux de la Ligne Française. Je serai à New York le 15 et le 16, je serai à Ottawa [le] 18 et le 19, et à La Tuque le 20 ou le 21 avril. Donc dans vingt jours !!! Hourra [?] J’ai passé 4 jours, la semaine dernière à visiter les champs de bataille, de Reims à Verdun. Quelle horrible chose que la guerre !!! Il faut voir le pays mutilé par les obus, les trous où se terrait l’armée, les barrages en fer barbelé, et surtout les cimetières, pour se faire une idée […]P.S. – Je n’ai pas encore fixé ce retour. Mais ce sera probablement dans la p[remière] semaine d’avril. J’ai accepté, pour le 31 mars, l‘invitation d’assister à un grand banquet où je rencontrerai de grands Français, amis du Canada : Mgr Baudrillart, Goyeau, Bazin (1), etc., etc. Enfin, je crois que je serai à La Tuque vers la mi-avril, peut-être pour Pâques, mais ce n’est pas sûr. Cela dépend des bateaux.
* * *

Notes

(1) Certes, ces gens étaient du nombre des notables de Paris.

L’évêque mentionné par Corbeil est Alfred-Henri-Marie Baudrillart (1859-1942), qui fut élevé au rang de cardinal en 1935 , curé de l’Institut de Paris, de 1907 à sa mort.

Quant à ce Goyeau, il s’agit sans nul doute de Georges Goyau (1869-1939), historien, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Église et la papauté. Marié à Séraphine-Élize Félix-Faure, fille du président de la république, il avait été reçu à l’Académie française en 1922.

Le troisième larron est le romancier René Bazin (1853-1932), membre de l’Académie française depuis 1904.

* *

* *

Aucun commentaire: